biographie

Paul Mayer, Forbach, le 5 février 1922 – Amiens, le 30 juin 1998
poète, peintre, plasticien
universitaire germaniste, traducteur

Les années de formation
Paul Mayer naît à Forbach en Moselle le 5 février 1922, d’ un père pâtissier Louis Mayer, peu présent, et d’une mère au foyer, Marguerite Lentz, une femme au tempérament effacé. Il est l’aîné d’une famille de trois garçons : outre Paul, Roger et André, ses frères, sont nés respectivement en 1925 et en 1928. Le milieu familial, peu cultivé, ne prédestinait sans doute pas le petit Paul aux longues études. Cependant, l’enfant est curieux et manifestement éveillé. Est-ce pour cette raison qu’il est remarqué dès l’âge de 10-12 ans par son oncle Jules Herrbach, professeur d’allemand érudit qui avait quitté sa Lorraine natale quelques années auparavant, pour s’installer dans la région parisienne avec son épouse Amélie Mayer, la sœur de Louis ? Toujours est-il que l’oncle Jules et la tante Amélie hébergent Paul dans leur maison de La Varenne Saint-Hilaire, près de Saint-Maur-des-Fossés, où le jeune garçon, immergé dans une atmosphère lettrée propice à son développement intellectuel, suit une scolarité accomplie au lycée Marcelin Berthelot, établissement où l’oncle Jules enseigne et, au sein duquel Paul étudie le latin et le grec, entre autres matières. L’adolescent reçoit là, et avec la découverte du Paris moderne sans doute, le bagage fondamental de sa culture comme son amour des textes, au point qu’il restera toujours un grand amateur de littérature antique, de cette poésie des Anciens qui ne cessera, plus tard, au contact stimulant des avant-gardes, d’alimenter les motifs et les images de sa propre poésie.
La guerre
les années de clandestinité : juin 1940 – août 1943
Paul vit toujours chez son oncle à La Varenne Saint-Hilaire lorsque la guerre éclate. En pleine débâcle, en juin 1940, il part en vélo à Marseille avec son cousin René Herrbach, se réfugier chez une tante. La France vaincue, Paul revient finalement à Forbach chez ses parents, au mois de novembre. De son propre aveu, ce fut là une erreur lourde de conséquences : il eut été plus facile pour lui de se cacher chez son oncle en région parisienne, que de devoir sans cesse fuir pour éviter l’incorporation prévisible dans l’armée allemande, l’Alsace et la Moselle étant de facto annexées par l’Allemagne nazie.
Dès lors, commence pour lui une longue période de clandestinité. Au printemps 1941, il occupe d’abord un poste d’instituteur à Leyviller en Moselle, qu’il abandonne l’été de la même année pour s’inscrire aussitôt à l’Université de Heildelberg. Paul étant bilingue naturel, il pouvait aisément se faire passer pour un étudiant allemand et échapper ainsi au régime d’annexion de la Moselle, plus dur et surtout plus risqué pour lui. Là, à l’Université, il pouvait se fondre dans la masse et se faire oublier. Il y passe l’automne 1941 et l’hiver 1941-1942 avant d’effectuer au printemps son Service du Travail de l’État (le RAD : Reichsarbeitsdienst, préparatoire à l’incorporation dans l’armée pour tout jeune Allemand de l’époque), sans éveiller les soupçons, à Quierschied dans la Sarre, puis de revenir à Heildelberg.
Mais le 25 août 1942, le service militaire allemand devient obligatoire pour les Alsaciens et les Mosellans. Paul est dès lors mobilisable (il appartient à la classe 22), mais il ne se présente toujours pas. Il temporise autant que faire se peut à l’Université durant presque toute l’année scolaire 1942-1943, alors que la guerre bascule à Stalingrad en hiver. Il ne peut plus cependant se cacher lorsqu’il est convoqué au conseil de révision à Heildelberg en mai 1943. Il décide alors de fuir l’Allemagne avant que le piège ne se referme. En juin, il tente de gagner Mulhouse en train avec son frère Roger afin de passer clandestinement en Suisse, avec l’aide d’un cousin de Jules Herrbach qui connaissait bien la frontière et organisait des exfiltrations. Il est alors convenu que Paul et Roger sauteraient du train à l’endroit précis où le convoi devait ralentir très tôt le matin, sachant qu’il était préférable qu’il fasse encore nuit pour la réussite de l’évasion. Malheureusement, en ce mois de juin vers le solstice d’été, il fait déjà jour au lieu convenu et, la fuite devenant alors trop risquée (la frontière est étroitement surveillée), les deux frères renoncent.
Paul et Roger ne peuvent plus désormais ni différer ni fuir. Ils risqueraient d’être fusillés en tant que déserteurs et exposer leur famille à des représailles (les familles des incorporés Alsaciens-Lorrains sont virtuellement considérées comme otages par les Allemands, susceptibles, en application de la loi de la Sippenhaft, la responsabilité du clan ou de de la parenté, d’être envoyées aux travaux forcés en cas de désertion d’un des leurs). C’est ainsi qu’ils sont enrôlés de force dans la Wehrmacht fin août 1943. Ils rejoignent alors l’armée des 130 000 «malgré nous» Alsaciens et Mosellans, dont 40 000 ne reviendront pas.
Les tribulations d’un “malgré nous”:
août 1943 – mars 1945
Paul est envoyé à la caserne de Deutsch Eylau en Prusse-Orientale, puis en instruction de septembre à novembre 1943, tout près de là à Löbau (Libawa), sur l’ancienne frontière germano-polonaise. Affecté à la navigation où sa spécialité était la mise au point et le report sur les cartes, il est envoyé de décembre 1943 à avril 1944 à la Navigationsschule de Libau (Liepaja) en Lettonie, formation qu’il ne termine pas à cause de l’avancée de plus en plus pressante de l’Armée rouge. Paul est alors affecté sur un navire garde-côte à l’île de Rügen.
Le 6 juin 1944, le jour du débarquement de Normandie, toute la Kriegsmarine est déplacée vers l’ouest. Le bateau de Paul stationne désormais à Kiel. De là, Paul est une nouvelle fois déplacé, cette fois-ci au Danemark, où il fait la connaissance d’une prostituée qui l’héberge. Pensait-il rester là et pouvoir se cacher ?
Toujours est-il qu’il sert désormais sur un navire «spécial» de recherches secrètes, un navire espion de télécommunications en fait. Mais en tant que Français (les Allemands se méfiaient beaucoup des «malgré nous»), il est reconnu comme indésirable et envoyé aussitôt à Gotenhafen (Gdynia) sur le cuirassé Schleswig-Holstein, qui sera coulé à quai en décembre 1944, dans le bombardement du port de Gdynia.
Dans le même temps, son frère Roger, après une période d’instruction très dure en Norvège, est blessé au genou en juillet 1944 sur le front russe. Hospitalisé à Berlin, ce n’est qu’en suppliant le chirurgien chargé de l’opérer qu’il doit de ne pas être amputé. Paul et Roger entretiennent durant ces quelques mois une correspondance fournie, à travers laquelle l’aîné prodigue des conseils de lecture, initiant son frère cadet à la poésie.
Durant l’hiver 1944-1945, Paul est envoyé à l’École de reconnaissance d’avions à bord du Cap Arcona ; mais l’Armée rouge enfonçant les défenses allemandes sur le front de la Prusse-Orientale, des régiments improvisés sont constitués en toute hâte, dont le régiment hétéroclite de Paul, essentiellement constitué de matelots, qui est envoyé au combat. Là, Paul et ses compagnons subissent, comme les autres soldats en pareilles circonstances, le froid, la faim, la peur, l’omniprésence de la souffrance et de la mort.
Dans un tel contexte, on imagine aisément quelle fut la joie de Paul et de quelques uns de ses compagnons affamés, lorsqu’ils trouvèrent un jour un poulet et qu’il entreprirent de le faire rôtir dans une maison abandonnée aux alentours du front. Mais un tankiste russe aperçut la fumée de leur feu qui s’échappait du toit éventré de la maison, facile à repérer dans ce no man’s land du champ de bataille. Il tira alors un obus qui vint passer par le toit, tomber sur le sol, et qui se mit à tournoyer sous la table où s’étaient posés les soldats allemands. L’obus s’immobilisa … et il n’explosa pas.
Dans les premiers jours de février 1945, Paul voit des milliers de cadavres d’hommes, de femmes et d’enfants qu’on ramasse sur les côtes de la Baltique pour les entasser sur des charrettes ; ce sont les victimes du paquebot allemand Wilhelm Gustloff, bondé de réfugiés de Prusse-Orientale et de soldats, torpillé par un sous-marin soviétique le 30 janvier 1945, et dont le naufrage rapide provoqua la mort de 5300 à 9300 passagers, selon les différentes estimations.
Dans un tel chaos, Paul n’eut de cesse de trouver un moyen de quitter l’armée allemande, de s’échapper; mais il lui était impossible de déserter sans exposer sa famille à des représailles. L’unique solution était alors de se faire capturer par les Soviétiques. Paul avait pesé les risques, il savait qu’il pouvait être abattu aussi bien par les Russes que par les Allemands (avait-il accepté l’éventualité de mourir ?). En tout cas, il était résolu à agir.
le survivant : mars – novembre 1945
L’occasion se présente enfin le 18 mars 1945 dans la poche de Dantzig (Gdansk) : en première ligne sur le front, il reçoit l’ordre avec les autres soldats de creuser des trous pour s’y cacher et constituer une système précaire de défense. Durant la nuit, Paul entend les combats se rapprocher lentement, et bientôt il discerne les voix des soldats russes. Au terme de longues heures d’attente, il voit deux officiers soviétiques s’approcher de son trou. Paul jette son arme, surgit alors les mains en l’air en lançant «frantsuzsky !» et quelques mots de russe, sans être apparemment compris ; heureusement, les officiers le capturent et ne l’abattent pas. Paul raconte : «j’ai été pris, ou plus exactement je suis passé du côté soviétique (tout seul, la nuit) le 18 mars, dans la poche autour de Dantzig-Gotenhafen (Gdynia). Après plusieurs jours de marche, où on avait l’impression qu’on tournait en rond et après nous être arrêtés je ne sais plus dans quel camp de passage, nous avons abouti à Deutsch Eylau, où nous sommes restés jusqu’à notre départ – en train – pour Nijni Tagil (Nijni Taghil)». (Lettre à Roger Hild du 4 avril 1997)
Cette marche, dans des lieux que Paul connaissait déjà en partie, ne fut pas seulement longue, elle fut pénible et dangereuse (et on perçoit bien là, dans son écriture presque minimaliste, la pudeur de Paul qui ne parlait jamais de ses souffrances ; il est vrai aussi que ce qu’il a pu vivre dans l’année 1945 est parfois à peine dicible). En qualité de matelot, Paul était chaussé de bottes hautes et confortables qui lui furent volées avec sa montre, et il fit alors la route dans le froid avec des chaussures trop petites. Lui et ses compagnons en furent réduits à manger de l’herbe et quelques rares betteraves crues souillées de terre. Ailleurs, en traversant un village, il fut blessé d’un coup de baïonnette au visage par un russe qui le prit à partie, et il ne dut la vie sauve qu’à l’intervention d’un officier qui encadrait la colonne de prisonniers. Paul, qui protestait d’être français et incorporé malgré lui dans l’armée allemande, fut présenté ensuite à un haut gradé de l’Armée rouge, qu’il identifia comme étant le maréchal Rokossovski, commandant de l’armée de Biélorussie. Mais cela ne changea rien à ses conditions désastreuses de transfert et de captivité. Une seule chose le faisait encore avancer, la poésie. Paul précise: « après le 18.3.45 (captivité devant Gdynia) marche à pied pendant plusieurs jours, passage à Bulow où nous avons passé la nuit dans une maison abandonnée, moi dans le bureau de la maison, où se trouvait une bibliothèque. J’y ai pris «Dichtung und Wahrheit» de Goethe et «Klein Zaches» de Hoffmann, que j’ai gardés et lus dans le train (de marchandises) qui nous a ensuite transportés de Deutsch Eylau (camp de prisonniers) dans l’Oural (à Nijni Tagil) en avril 45, par Nijni-Novgorod, Perm, Sverdlovsk (Iekaterinenburg)». (note à Roger Hild, 1996)
Dans le train de marchandises qu’évoque Paul, les conditions de transport – il serait plus exact de parler d’un supplice de l’errance ferroviaire – sont extrêmement dures : entassement, absence d’hygiène, faim, soif et froid. C’est dans ces conditions que Paul lit les deux livres qu’il avait trouvés à Bulow, en essayant sans doute de s’approcher d’une source de lumière, qu’on imagine très ténue entre deux planches dans un tel wagon. De temps en temps, la porte s’ouvrait et les Russes déversaient du mauvais pain à même le plancher pour seule et insuffisante nourriture. Afin d’éviter que les prisonniers n’en viennent aux mains, Paul organisait la distribution en dessinant à la craie une grille sur le plancher, sur laquelle il répartissait le plus équitablement possible les morceaux de pains en fonction du nombre d’hommes et des besoins de chacun. Leur parlait-il aussi de poésie, des textes de Goethe et d’Hoffmann qu’il avait avec lui ? Une chose est sûre : grâce à ce travail méthodique d’intendant ou de panetier, Paul contribua à rendre l’épreuve de ses compagnons moins pénible, et plus encore, il leur épargna, sans doute, d’être davantage animalisés.

Paul est prisonnier à Nijni Taghil d’avril à début octobre 1945 dans un baraquement réservé aux Français. Les conditions de détentions y sont très dures, du fait du régime de travaux forcés (les prisonniers construisent des routes, des stades, des infrastructures), aggravé par une alimentation insuffisante et carencée, à savoir une soupe de millet très claire distribuée la nuit pour ne pas empiéter sur le temps diurne de travail. En octobre 1945, après six mois de camp de travail, Paul est enfin rapatrié avec les autres «malgré nous» capturés par les Soviétiques. Ils voyagent en train de Varsovie à Berlin, de là ils passent en camion dans un camp militaire de la zone britannique, pour arriver enfin à Strasbourg, au bout d’un mois d’errance, en novembre 1945. Paul rentre en Lorraine à la fin de la même année. Gravement affaibli, sévèrement dénutri au point que sa mère ne le reconnaît pas lorsqu’il se présente à elle – il ne pèse alors plus que 35 kilos – Paul est un survivant qui doit de ne pas être mort grâce à un courage physique et à une capacité de résilience exceptionnels, à une rage de survivre sans doute affermie par une dévotion salvatrice à la poésie.
Le temps de reprendre quelques forces (sa mère le nourrit trop et trop vite et il tombe malade !), et mû par une volonté farouche de dépasser les traumatismes subis par l’appétit de connaissance et l’amour de la littérature, il entreprend une Licence d’allemand, de lettres classiques et de philologie à la faculté de Nancy, de septembre 1946 à juin 1947.
Le Paris d’après-guerre
Animé d’un désir constant de retrouver ce Paris qu’il avait connu dans son adolescence et de rencontrer désormais les avant-gardes de son époque, Paul arrive dans la capitale à l’automne 1947, où il vit modestement rue Monsieur Le Prince dans le 6e arrondissement, grâce à une bourse mensuelle de 100 francs. Là, tout en suivant des études à la Sorbonne, il commence à écrire de la poésie. Il fréquente alors les cercles littéraires et artistiques proches du Surréalisme et du Lettrisme. Il rencontre ainsi Isidore Isou dès cette année 1947.
l’entrée en poésie, L’OHM 948
La rencontre déterminante se fait avec le poète Max Clarac-Sérou, alors âgé de 18 ans (Paul en a 25) qui, reprenant la galerie Nina Dausset fondée en 1946, ouvre en 1955 la galerie du Dragon qui sera un des derniers foyers du Surréalisme d’après guerre. Max Clarac-Sérou fait alors vivre un lieu d’expérimentation littéraire et de production éditoriale, un lieu de rencontres entre les poètes et les artistes. C’est lui qui publie en 1948 le premier recueil de Paul, «L’OHM 948», tiré à 90 exemplaires, un recueil écrit à deux mains en fait, car Max insère ses poèmes sans les signer, pas plus que Paul, et illustre l’ensemble de linogravures.
la rencontre de l’avant-garde
Dès lors, en 1948 et 1949, Paul intègre l’avant-garde littéraire et artistique parisienne. C’est à cette époque qu’il lie des amitiés durables avec le poète martiniquais Édouard Glissant, avec les poètes et les écrivains Yves Bonnefoy, Maurice Roche, Henri Pichette, Jean-Roger Carroy, Jean Laude, Roger Giroux, Jacques Charpier, Jean Paris, Jean-Clarence Lambert et Kateb Yacine. C’est aussi par l’intermédiaire de Max Clarac-Sérou qu’il rencontre le peintre mathématicien Iaroslav Serpan, les peintres graveurs Christine Boumeester et Henri Goetz.
En 1985, dans la postface du recueil «Cendre, Mémoire du Feu», Paul témoigne sur cette vie intellectuelle d’après-guerre : «En compagnie de quelques amis, naguère, autour de la Galerie du Dragon – avec Max Clarac-Sérou, aux Lettres Nouvelles (Maurice Nadeau, Geneviève Serreau), ailleurs, après le lettrisme et les surréalistes divers (André Breton était encore parmi nous dans ces années d’après-guerre, comme le Messie après sa résurrection, et dissident de lui-même par fidélité) – la Poésie, écrite ou autre, nous la voulions (je crois) lieu de conscience dans l’aujourd’hui en un ordre imminent où fût la justice…»
En 1949, cette période parisienne se referme (bien qu’il revienne régulièrement à Paris et qu’il fréquente toujours assidûment le milieu de la Galerie du Dragon) lorsqu’il obtient le concours de l’Agrégation d’allemand, alors qu’il fait la connaissance du peintre Albert Bitran, tenant, à l’époque, de l’abstraction géométrique.
autres rencontres et pérégrinations
Il part enseigner la langue allemande à Auch (1949-1950), puis à Tourcoing (1950-1953) où il fréquente Jean-Paul Aron, un de ses collègues et, par ce dernier, le peintre Constantin Byzantios ; c’est aussi dans le Nord, en 1951, qu’il fait la connaissance d’une jeune enseignante d’anglais, Josette Lebrun, qu’il épouse en 1953. Il exerce ensuite à Chartres (1953-1958) où, grâce à Christine Boumeester et Henri Goetz, il croise la route d’Hans Hartung, et rencontre Jean-Paul Riopelle à Paris.
La Roue des Corps
En 1954, Max Clarac-Sérou publie un nouveau recueil de Paul «La Roue des Corps», gravé par Christine Boumeester. C’est aussi à la galerie du Dragon que, durant les années 1950 et 1960, Paul côtoie Roberto Matta, Wifredo Lam, Pierre Alechinsky, Vladimir Velickovic.
Amiens, l’action poétique/ l’action politique
Il arrive à Amiens en 1958, où il est nommé avec Josette, son épouse, au Lycée Louis Thuillier. Son enseignement étant apprécié, on lui confie, entre autres, une classe d’Hypokhâgne. En 1969, il est appelé à l’Université de Picardie où il est nommé Assistant en Langue, Culture et Civilisation Germaniques. Il fait, dès lors, toute sa carrière à l’Université jusque sa retraite en 1988.
Extrait d’un film documentaire de Jean Dépret et de ses élèves du club Ciné Cité, tourné en caméra Super 8 en 1963 sur la Cité Scolaire d’Amiens, dans lequel Paul Mayer apparaît, filmé dans sa classe d’allemand. Durée 3 mn. Jean Dépret était professeur d’arts plastiques au Lycée Louis Thuillier d’Amiens, un des établissements de la Cité scolaire, lycée dans lequel enseignèrent Paul et Josette Mayer, respectivement en langue allemande et anglaise. Féru de photographie et de vidéo amateur, Jean Dépret a par la suite enseigné l’histoire de l’art et encadré l’atelier de photographie à l’Institut d’Art d’Amiens.
Algérie
En 1960, Paul transforme une de ses poésies de 1959 «Algérie» en un Poème-Tract contre la guerre publié à 10 000 exemplaires ; inaugurant là une pratique politique de la poésie, pratique qu’il sera amené à décliner sous différentes modalités d’action par la suite ; Paul ne pouvant concevoir la poésie, et par extension l’activité artistique, que comme engagées au-delà même du champ politique et d’une ambition progressiste, c’est-à-dire doublement investies d’une fonction de rédemption de l’Histoire et de libération des possibles de la beauté, lesquels doivent agir concrètement dans la transformation émancipatrice du corps social.
Dans Cendre, Mémoire du Feu (supra), Paul raconte à propos de la poésie : «…Un peu plus tard, pour l’efficacité (illusoire) j’ai pensé l’extraire du livre, la mettre sur le trottoir, la poser sur les murs, imprimée ou manuscrite (l’écriture est, tracée de la main, un dessin) en des circonstances où notre destin nous semblait en jeu. Dessein, dessin, destin…»

Algérie

l’inévitable soleil se refuse
dans un vieux port au pain moisi,
aux mains calleuses l’or des fruits
que la sueur métamorphose.

algérie,
sur la même épaule
tu portes l’eau du ciel et le vin des épousailles,
mais dans la ville où les fusils délirent,
quel pain de farine rougie, sure de sueur,
rendra sur notre table
la blanche nappe navigable
et quel vin
si des poings germent dans l’argile
et si le raisin dans ce four
de balles chaudes et de sable
mêle un sang d’homme au vin futur ?

l’universitaire

Quelques années plus tard, il devient Maître de Conférence à l’UER de Langues à l’Université où il est élu après une thèse sur «L’Allemagne avant 1914 : société, idéologie, langages du refus», plus particulièrement centrée sur l’année 1912 ; thèse dirigée par Robert Minder, un de ses anciens professeurs qui l’avait remarqué à la Faculté de Nancy et que Paul avait retrouvé ensuite à la Sorbonne.
Fin connaisseur de la littérature antique, en particulier de Virgile, spécialiste de Kafka, de Trakl, de Rilke ou de Werfel, Paul Mayer traduit Brecht et Jean-Clarence Lambert. De fait, il a toujours écrit et traduit des poèmes, des articles, des textes pour ses amis artistes, écrivains, poètes et musiciens. Des années 1950 aux années 1980, Paul publie dans les revues Rixes, Méta, les Lettres Nouvelles, Esprit et Change.

l’œuvre artistique : peintures et poésies-peintures
Il est difficile de construire une chronologie précise des productions artistiques de Paul Mayer qui ne datait presque jamais ses œuvres, mais c’est bien dans les années 1969-1970 qu’il commence véritablement à peindre et qu’il produit, à partir de 1973-1974, ses premières Poésies-Peintures, dans lesquelles il associe la peinture expressionniste abstraite – notamment à travers les procédés du dripping (projection de peinture en gouttes) et du pouring (déversement de peinture liquide directement sur la toile non tendue) initiés par Jackson Pollock après guerre – à l’écriture poétique redécoupée puis insérée dans le tableau, ou partiellement recouverte par les taches et les frottis de couleur, selon des compositions qui peuvent s’apparenter aux productions de la poésie spatialiste, laquelle est définie à Amiens à la fin de l’année 1963, à travers les publications de Pierre et Ilse Garnier, que Paul fréquente.
Dans Cendre, Mémoire du feu (supra), il écrit : «…Puis je l’ai inscrite [toujours la Poésie] dans un espace peint, recherchant des accords. Ensuite, puisqu’enfin je peignais (poésie et peinture ont le même point de vue), la peinture s’est parfois affranchie du texte…»
l’œuvre publique : l’Institut d’Art
Membre de l’équipe qui contribue à la construction du Campus à partir de 1965 avec les architectes Jean Le Couteur et Denis Sloan, Paul Mayer crée en 1971 – dans un dénuement quasi héroïque! – les enseignements artistiques de l’Université de Picardie et fonde l’Institut d’Art en 1974 (devenu Faculté des Arts en 1994), en renonçant à un poste de Professeur en allemand qui lui était dévolu (au risque – effectif – de ralentir sa carrière), pour le transformer en poste de professeur titulaire en arts au profit de Jean Paris, qu’il avait connu après guerre et qui enseignait alors aux États-Unis. En effet, après une brillante carrière de professeur et de critique dans plusieurs universités américaines, Jean Paris aspirait à rentrer en France (il connaissait bien Amiens pour y avoir transporté quelques valises pour la Résistance durant la guerre…) et Paul, de son côté, souhaitait justement le faire venir pour asseoir la qualité des enseignements artistiques dont il avait la charge. Ce fut le début d’une grande complicité et d’une très belle aventure : Paul voulait un lieu où l’on enseignât aussi bien la théorie de l’art (l’histoire de l’art et l’art contemporain, la sémiologie et l’esthétique) que la pratique artistique (dessin, peinture, photographie, céramique entre autres), ce qui était une configuration plutôt inhabituelle à l’époque. Il installe l’Institut d’Art au Logis du Roy en centre-ville et le dirige jusqu’à sa retraite en 1988, année où il le confie à Jean Paris. Plusieurs générations d’étudiants ont été formées à l’Institut d’Art et tous en ont conservé le souvenir d’une pédagogie ouverte, d’un lieu d’acquisition de savoirs réinvestis par les sciences humaines les plus avant-gardistes, d’une atmosphère d’expérimentation très stimulante. En cela le projet de Paul excédait l’institution universitaire ; il s’inscrivait dans la même exigence poétique qui animait alors toute son œuvre artistique comme son action publique, une exigence d’émancipation créatrice comme possibilité de transformation, ou du moins, d’élargissement de l’action politique.
l’œuvre publique, suite :
les relations internationales et l’Association culturelle de l’Université de Picardie
C’est dans le même esprit qu’il noue, ces mêmes années, les premières relations internationales universitaires avec Darlington, Dortmund et Katowice, en tant que co-fondateur du Centre de Liaisons et d’Échanges Internationaux. Infatigable héraut de la poésie agissante, travaillant sans cesse l’administration au corps, il crée en 1973 l’Association Culturelle de l’Université de Picardie (aujourd’hui Service des Affaires Culturelles) par l’intermédiaire de laquelle il organise des colloques, des représentations théâtrales, des concerts et de nombreuses expositions, instaurant ainsi une offre culturelle de qualité et un lien social qui manquaient à l’Université de Picardie à l’époque. Ce fut là aussi une incontestable réussite dans l’œuvre publique de Paul Mayer, soutenu, dans cette entreprise, par Bernard Galtier qui lui a succédé à la présidence de l’association.
l’œuvre artistique : le feu
Alors qu’en 1977 la Maison de la Culture d’Amiens accueille une première fois ses Poésies-Peintures dans l’exposition «Le Vu des Mots. Peinture-Poésie», apparaissent dans les années 1970 les Poésies-Peintures brûlées, les Compositions Peinture et Braise, pratiques attentatoires qu’il perpétue dans les années 1980 avec les Cinérations double face et les Urnes Cinéraires, ou encore avec La colonne ajourée, briques brûlées, érigée dans son propre jardin. Cette poétique du feu recouvre des réminiscences complexes et stratifiées : souvenirs du front de Prusse-Orientale réactivés par la Guerre d’Algérie, les bombardement au napalm de la Guerre du Vietnam, puis par les massacres des camps palestiniens de Sabra et Chatila (1982) et la guerre civile à nouveau en Algérie (1988-2002) ; plus anciennement peut-être, avec les Urnes Cinéraires, un retour aux volumina de la littérature antique, textes morts-nés mis au feu d’une guerre en modèle réduit, poésie mise sous sarcophage de verre comme pour étouffer, et par là-même, conjurer le feu? Mais sans doute aussi lointains échos des souffrances d’Icare, figure de l’insurrection poétique précipitée par le feu du Soleil, ou de celles de Prométhée, héros moderne voleur du feu divin, comme de Lucifer son pendant judéo-chrétien, figures auxquelles Paul a pu s’identifier, tout comme Orphée qui est revenu des Enfers ; radicalisation enfin de la poésie lettriste comme mise en pièces, en cendres, du langage, consomption de l’écriture et avec elle de la mémoire par le feu destructeur ou, à rebours, régénération de la poésie par un feu cosmogonique, un «feu artiste» héraclitéen.
«Plus récemment – écrit Paul dans Cendre, Mémoire du Feu – j’ai eu recours au feu – lumière ou suicide («victorieusement fui») – comme au visible de la communication interne, et à la cendre sa mémoire.
Mon idée, à l’origine, était, à l’occasion d’événements qui nous pressaient d’agir, de sortir la poésie du livre, de verser son feu par les fenêtres, le feu de la vie contre le feu de la mort (l’un et l’autre confondus dans la naissance du feu de Lucifer, Prométhée nouveau, esprit et souffrance, tel que je l’avais conçu en un poème. De mettre enfin la poésie, qu’elle soit écrite ou peinte, à la rue […].
Paul ajoute : «… La vie court de la politique à l’histoire, du feu à la cendre (comme au sel de la statue), du fil imprévisible de l’écriture au sillage de la figure et du poème […]»
Et au bilan, tant il est vrai que cette postface fait déjà le bilan de toute une trajectoire artistique, Paul confesse une ambition quasi cosmologique de son travail : «… J’ai recueilli ce feu dans des urnes, assemblé en surface des îles aux bords consumés, suspendu ces continents brûlés dans l’espace, comme est suspendue la terre, dans la nuit, entre plusieurs soleils».

Viet-nam

frottées d’épines et d’amandes,
sur la langue un noyau, les ouvrières de l’aube,
la neige restant chaude au lit de leur naissance,
longent le mur de leur nuit,
leur blessure d’amour a l’odeur de la mort.

et si, loin de l’embrasure où tremblent les feuilles,
l’eau tranche un col plongé de cygne,
goûte au sabre, au soleil du cou
d’hommes jetés dans le visage,
la faucille, leur blessure en plein four,
souffle la nuit sur l’eau.
or la lessive des morts s’use au vent du jour
sous un soleil aux manières de femme négative :
dans la glace éblouie sa lumière a les seins noirs.

on napalme la jarre au miroir de lait,
le sang dans la chambre, la rizière,
le couteau dans l’eau douce, la mort amère,
et maint corbeau s’aiguise aux cornes rouges,
alors qu’au bruit des roues se rompt le lit des eaux.

l’œuvre publique, encore :
les cours publics à la Maison de la Culture
Durant ces mêmes années, la Maison de la Culture d’Amiens, inaugurée en 1966 par André Malraux, le compte parmi les membres de son conseil d’administration et lui doit, à partir de 1981, les exceptionnels cours publics où Jacqueline Lévi-Valensi, Jean Paris, Paul Oudart parmi tant d’autres, interviennent, diffusant l’enseignement universitaire au-delà des murs et mêlant le public de la ville à celui du campus. Une autre manière pour lui d’excéder l’Université, avec la complicité de professeurs enthousiastes et novateurs.
Traits dans l’espace / Cendre, Mémoire du feu
C’est sur le campus cette fois-ci, sous les baies vitrées de la bibliothèque et à proximité de la Présidence de l’Université, qui abrite aujourd’hui l’Espace Paul Mayer, lieu ouvert dévolu aux expositions, qu’il érige en 1984 sa sculpture monumentale «Traits dans l’espace», composée de mâts d’acier peints de nuances de gris, de blanc et de noir, des traits souples qui ondulent légèrement au vent, dans une volonté sans doute d’ouvrir un peu plus l’Université à l’art contemporain et à l’inscription de ses pratiques dans les champs croisés de la vie sociale et de la joie sensorielle.
Un an plus tard, en 1985, les Poésies-Peintures, les Poésies-Peintures brûlées, les Cinérations double face et les Urnes Cinéraires font l’objet d’une exposition rétrospective à la Maison de la Culture d’Amiens, sous le titre «Cendre, mémoire du feu» que Paul reprend pour un nouveau recueil de poésie, cité plus haut, qui fait office en même temps de catalogue de l’exposition.
le poète, inlassable
(Naître à la Vue / Quatorze poèmes de Paul Mayer)
Même si le feu reste chez Paul Mayer un médium prépondérant dans les années 1980, sa peinture est davantage orientée vers une économie de moyens, travaillée avec des rouleaux de mousse qui laissent des traces parallèles le plus souvent horizontales sur le support (le recouvrement translucide comme langage pictural du traumatisme de la neige ?), parfois hantées d’ombres rémanentes (les cadavres exhumés de la guerre ?), comme au début des années 1970.
Il cesse progressivement la peinture dans les années 1990. Mais il continue à écrire, à traduire et, en dépit parfois de quelques adversités ou déceptions, il s’occupe toujours de l’action culturelle, avec quelques amis fidèles, à l’Université de Picardie.
En 1990, il retrouve Albert Bitran et, deux ans plus tard, ils publient ensemble «Naître à la vue» avec des poèmes de Paul enluminés par Albert Bitran à l’eau-forte et à l’aquatinte.
Parmi ses dernières œuvres figurent les «Quatorze poèmes» manuscrits de 1993, couchés d’une belle écriture sur des cahiers de dessin d’écolier. Paul pratiquait souvent cette écriture manuscrite pleine d’énergie, tour à tour contractile et ductile – cette écriture qui est «tracée de la main, un dessin», notait-il (supra), un peu comme un écho à la citation de Paul Klee «écrire et dessiner sont identiques en leur fond» – une écriture tracée qu’on retrouve souvent dans ses textes et ses peintures, une écriture directe, brute, sans filet ni tricherie, une forme prolongée de l’écriture automatique des surréalistes sans doute, mais aussi, dans ses PoésiesPeintures, un écho aux ambitions des expressionnistes abstraits américains qui ont réussi, à travers l’action painting, cette synthèse entre l’écriture automatique et la peinture abstraite, conjonction à laquelle Paul ne pouvait qu’adhérer.
épilogue
Paul Mayer, au terme du miracle plusieurs fois accompli de son existence, du miracle même de sa survie dans l’Histoire du vingtième siècle, a œuvré dans la poésie et dans l’action publique jusqu’au bout, jusque pratiquement ses derniers jours «avant l’extinction des feux», comme il l’écrivit dans une de ses dernières lettres, quelques mois avant sa mort, le 30 juin 1998.